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Quand les crues modifient les limites de propriété


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A mes heures perdues, j'ai fait un petit fil sur Twitter sur le thème de l'impact que les crues peuvent avoir sur les limites de propriété. Je ne pensais pas que cela aurait intéressé autant de monde, alors je vais en faire une version un peu plus complète ici - et au passage, c'est toujours plus simple quand on n'est pas limité à des messages de 280 caractères.

 

 

Les cours d'eau, qu'il s'agisse de simples filets d'eau coulant les jours de pluie dans un fossé au fond d'un terrain, comme des petites rivières et grands fleuves, constituent souvent des limites qui séparent différentes propriétés. Et qui peuvent aussi servir de limites administratives, séparant par exemple deux communes. La problématique se pose donc ainsi : que se passe t-il quand l'un de ces cours d'eau se déplace naturellement ? Parce que quand on a une situation comme celle-ci, on devine bien vite qu'il va falloir se poser sur la délimitation des différentes propriétés (image d'illustration : avant / après la tempête Alex dans les Alpes Maritimes) :

 

 

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A titre de préambule, je vais préciser qu'ici je ne vais parler que des déplacements naturels des cours d'eau. On va donc exclure, par définition, tous les déplacements qui ont été causés par la main de l'homme. Les cours d'eau, de tout temps, se sont déplacés et se déplacent encore chaque jour. Ces déplacements peuvent être lents, causés par une lente érosion qui s'accumule crue après crue et orage après orage, comme il peut s'agir d'un épisode extrêmement brutal et soudain emportant tout sur son passage.

 

 

La première question que l'on peut légitiment se poser, c'est à qui appartient le lit des différents cours d'eau (autre manière de le dire : à qui appartient le terrain situé sous le cours d'eau). Sur ce point, c'est le Code de l'Environnement qui nous donne la réponse via son article L215-2 :

 

 

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En résumé, en dehors des cours d'eau classés domaniaux, tout point situé dans le lit d'un cours d'eau appartient au propriétaire de la rive la plus proche. Sur l'image ci-dessous où se superposent photographies aériennes et parcelles cadastrales, on doit donc imager qu'il existe une ligne fictive que j'ai dessinée ici en rouge au centre de la rivière, et le lit appartient par moitié aux différents propriétaires des parcelles les plus proches :

 

 

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Une petite remarque, car souvent il y a une confusion dans l'esprit des gens : on parle bien ici de la propriété du sol, mais pas de celle de l'eau. Chaque propriétaire riverain est aussi propriétaire de la moitié du fond de la rivière, mais il n'est pas pour autant propriétaire de l'eau qui s'écoule sur ce terrain. Souvent, on peut lire ici ou là que les propriétaires riverains d'une rivière ne sont pas propriétaires de cette rivière, par confusion entre la propriété de l'eau et de celle du sol.

 

Autre précision, l'article évoqué ci-dessus fait une distinction entre les cours d'eau domaniaux et ceux qui ne le sont pas. Cette distinction date de l'époque napoléonienne : les cours d'eau domaniaux sont ceux qui sont navigables, et dont le lit appartient à l’État. D'ailleurs à l'origine on parlait de cours d'eau navigables et non de cours d'eau domaniaux, le changement juridique est récent. Ces cours d'eau étaient en effet (et parfois sont encore) utilisés pour le transport de marchandises, et à ce titre ils revêtent un intérêt national et stratégique d'où le fait qu'on ne peut pas laisser leur propriété aux riverains. Imaginez sinon en 1820 un propriétaire de deux parcelles situées en face l'une de l'autre de part et d'autre de la Seine quelque part entre Rouen et Paris, décidant de planter des poteaux tous les deux mètres dans le lit du fleuve et couper ainsi la circulation des barges et péniches qui alimentent Paris. Après tout, il est chez lui, et en 1820 on ne parlait pas de police de l'eau ou de protection de l'environnement...

 

Les cours d'eau domaniaux sont donc uniquement les plus grands fleuves et rivières, et l'immense majorité des cours d'eau ne le sont pas. On y applique par conséquent la règle présentée plus haut de partage entre les propriétaires riverains.

 

Maintenant, on va donc rentrer dans le fond du problème : que va t-il se passer quand l'un de ces cours d'eau se déplace ? Eh bien, cela dépend des circonstances, et surtout, cela risque de vous surprendre.

 

Premier cas concret, je vous présente le Luy, charmante rivière qui possède plusieurs branches (Luy de France et de Béarn) et qui s'écoule paisiblement depuis le nord du Béarn jusqu'au sud des Landes. Le Luy est coutumier des crues d'hiver, lors des fameuses moussons basco-landaises, et il ne cesse de déplacer son lit à chacune d'elles. Rarement d'un coup brutal, mais tranquillement, mètre par mètre, érodant telle rive, rapportant des alluvions le long de telle autre. Et avec l'accumulation d'épisodes pluvieux inédits ces dernières années sur la région, autant dire que le phénomène s'est sensiblement accéléré. Du coup, eh bien, on se retrouve avec ce genre de situations :

 

 

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L'ancien méandre qui séparait les propriétés 230 et 52 s'est comme déporté vers l'ouest, coupant une bonne partie de la parcelle 230 et s'enfonçant sensiblement à l'intérieur de la 49. C'est fort fâcheux.

Mais la bonne nouvelle, c'est que Napoléon a prévu le truc, et l'a fait graver dans le Code Civil en 1804, par une loi qui est toujours en vigueur plus de deux siècles plus tard :

 

 

 

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Pour le résumer, si un cours d'eau se déplace progressivement, le propriétaire du "bon côté" qui voit la rive s'éloigner gagne gratuitement du terrain, le propriétaire du "mauvais côté" qui voit sa propriété réduite n'a que ses yeux pour pleurer. Cela peut paraître choquant dans le monde d'aujourd'hui (je ne fais pas ici un jugement de valeur, juste un constat), mais à titre de rappel historique, il convient de dire que dans l'esprit des lois de l'époque, il était d'usage de considérer que l'on se devait d'accepter les phénomènes naturels et de vivre avec. Si une rivière se déplace naturellement et ronge une propriété au profit d'une autre, les deux propriétaires concernés doivent accepter cet état de fait de la nature. Et il ne revient ni à la société dans son ensemble, ni à celui qui a gagné du terrain involontairement, de faire preuve de solidarité en indemnisant ou en aidant le propriétaire lésé.

 

Si on applique ces règles à mon exemple ci-dessous, à quelque chose près, voici les nouvelles limites cadastrales qu'il conviendrait d'appliquer (et je ne fais pas figurer les moitiés de possession du nouveau lit) :

 

 

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La parcelle 49 a sensiblement reculé, en première estimation ce propriétaire a perdu plus de 2000 m² de terrain. 230 est aussi le grand perdant de l'histoire, il y laisse quasiment 2600 m².

A l'inverse chez les gagnants, le propriétaire 52 gagne près de 1800 m², le 190 gagne près de 1400 m², et le 189 environ 400 m².

C'est une situation de fait, les gagnants comme les perdants sont contraints de l'accepter. Facile pour les gagnants, mais pas pour les perdants.

 

Au delà de la simple histoire de propriété, ce qui est déjà beaucoup, imaginez qu'il y a derrière des conséquences potentiellement très importantes sur les aides auxquelles les agriculteurs vont pouvoir prétendre (PAC) et sur leur sécurité sociale (MSA), sur les taxes foncières, ou encore sur les partages successoraux. Et le point de départ de tout ça, c'est un cours d'eau qui se déplace du fait des crues hivernales.

 

Alors, qu'on soit d'accord, ce n'est pas une nouveauté que les cours d'eau bougent, loin s'en faut. Mais dans cet exemple concret d'un cours d'eau qui est impacté par des crues de plus en plus fréquentes et de plus en plus fortes, ce genre de situation problématique ne pourra que s'amplifier à l'avenir. Et ce n'est pas un constat que pour ce cours d'eau en particulier, mais pour tous. Même si ce n'est pas une conséquence grave non plus (encore que pour certains propriétaires le choc est parfois important - l'attachement à la terre est souvent fort dans les campagnes) au regard de toutes les problématiques causées par le changement climatique, cela fait partie de ces centaines de petites choses auxquelles on ne pense pas forcément.

 

Autre petite remarque en passant, ces déplacements ne sont pas réservés aux grandes rivières, comme dans l'exemple ci-dessus. Même le plus chétif des ruisseaux, même un simple fossé recueillant l'eau qui s'écoule les jours de pluie, peut se déplacer peu à peu par l'accumulation de quelques bons orages. Les agriculteurs vous diront d'ailleurs souvent qu'il n'y a rien de plus mobile qu'un fossé. Le petit ruisseau ci-dessous, inoffensif au premier regard, a fait gagner plus de 5000 m² à une propriété voisine. Ce qui veut aussi dire par ricochet qu'un autre propriétaire a, lui, perdu plus de 5000 m².

 

 

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Néanmoins, une petite remarque tragicomique : un cours d'eau, s'il peut être la limite de deux propriétés privées, il peut aussi être une limite administrative. Le plus souvent, la limite entre deux communes. Dans ce cas, on va rajouter de la complexité : Napoléon (encore lui) avait décidé que les limites entre communes devaient être fixées une fois pour toutes, et qu'elles resteraient ensuite intangibles. Sous entendu : si un ruisseau constitue la limite entre deux communes, et que ce ruisseau se déplace, la limite des deux communes va rester là où se situait le lit de ce ruisseau à l'époque napoléonienne.

 

Les imbroglios que cela peut générer sont heureusement rares, mais ils valent leur pesant de cacahuètes et de tracasseries administratives. Je ne vais pas m'étaler ici, ce n'est pas le sujet et on s'éloignerait trop de la météo, mais vous seriez surpris de la montagne de problèmes aussi ridicules qu'insolubles qu'un orage peut indirectement causer. :ph34r:

 

Maintenant que nous avons vu le cas des déplacements lents et progressifs, qu'en est-il des cas où une crue extrêmement brutale emporte des propriétés entières ?

Genre ce pauvre bougre ci-dessous (image de la tempête Alex dans le 06), comment on gère ça ?

 

 

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Napoléon, encore et toujours ...

 

 

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Sur le papier, c'est (presque) mieux que dans le cas d'un mouvement lent : le propriétaire qui a vu une partie de son terrain se faire emporter par une crue subite a le droit de le revendiquer, à condition qu'il le retrouve dans un délai d'un an.

Ah ben pas de problème donc, notre pauvre bougre de l'image précédente, il faut juste qu'il retrouve son jardin un peu plus bas en amont et qu'il plante son drapeau dessus pour dire que c'est à lui.

 

 

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On est bien d'accord : dans les faits, ce propriétaire n'a absolument aucune chance de pouvoir retrouver son terrain un peu plus bas en amont. Même s'il retrouve des monticules de boue sur le parking d'un carrossier 50 km plus bas ou sur la plage de Nice, jamais il ne pourra démontrer que cette boue provient de son terrain et revendiquer sa propriété dessus. Par contre, si une crue subite comme celle-ci vient déverser une grande masse d'alluvions contre votre terrain, vous avez juste à attendre un an et vous pourrez en revendiquer la propriété. Un bel agrandissement sans frais.

 

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Quelque part, et à de rares exceptions près, le résultat final est le même : si votre propriété est impactée par une crue subite et brutale, vous n'aurez que vos yeux pour pleurer si vous faites partie des perdants, ou vous deviendrez sans frais un heureux propriétaire par accession si vous faites partie des gagnants.

 

Reste un petit cas particulier, non évoqué, qui est celui d'un cours d'eau qui va changer brutalement de lit, ou créer un bras nouveau qui n'existait pas auparavant. Cas concret : crue historique d'un cours d'eau descendant des Pyrénées suite à un combo d'un épisode de forte pluie et de redoux (fonte des neiges), et à l'occasion de cette crue ce cours d'eau va quitter entièrement et définitivement un ancien méandre pour s'établir désormais en ligne droite. Bon, vous êtes habitués, par de surprise on va chercher la règle que nous a laissé Napoléon dans le Code Civil :

 

 

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Pour expliquer les choses de manière schématique, si le cours d'eau n'était pas domanial, il n'y a dans l'absolu ni perdant ni gagnant :

- L'ancien lit appartenait aux propriétaires riverains chacun pour moitié, donc au final chacun récupère sa moitié qui n'est désormais plus sous l'eau et le résultat est neutre.

- Le propriétaire dont le terrain est traversé par le nouveau lit garde la propriété des terrains situés de part et d'autre ; il est donc propriétaire des deux rives (puisque propriétaire de part et d'autre), et donc des deux moitiés, et donc de la totalité du nouveau lit. Niveau propriété il n'a donc rien perdu. Par contre il a une rivière au milieu de son champ, c'est quand même vachement moins pratique.

 

Par contre, si le cours d'eau était domanial (son lit appartient donc à l’État), c'est pas la même chose :

- Les riverains de l'ancien lit peuvent, moyennant indemnité, acquérir de l’État la moitié de l'ancien lit bordant leur propriété,

- Les anciens propriétaires du terrain situé sous le nouveau lit n'ont que leurs yeux pour pleurer, car ce lit appartient désormais à l’État. Une véritable expropriation de fait, sans indemnité.

Pour le dire autrement, le seul gagnant de l'histoire c'est l’État : il va vendre le terrain de l'ancien lit et acquérir sans rien débourser le terrain du nouveau lit B|

 

Voici le résultat de la crue historique du Gave dans mon cas concret :

 

 

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-> En vert les limites de l'ancien lit, et on peut voir toutes les parcelles en bande qui ont été créées de facto pour revendre à chaque propriétaire riverain la moitié de l'ancien lit qui bordait autrefois son terrain ;

-> Le nouveau lit au centre : il n'y a plus de parcelles, et comme le Gave est domanial tout ce terrain appartient à l’État. Les anciens propriétaires privés de ces terrains ont été dépossédés de fait ;

-> Comme précisé plus haut, les limites de communes sont intangibles : il existait un autre méandre vers le sud à l'époque napoléonienne, et qui a été défini comme limite entre les deux communes. Les méandres du Gave ont évolué, mais cette limite est restée au même endroit. Probablement les effets d'une crue plus ancienne. Ah au fait, la commune au nord c'est Labatut (Landes), au sud c'est Lahontan (Pyrénées Atlantiques). Vous voyez les différents champs qui sont désormais coupés par cette limite fictive héritée d'un autre temps ? Eh bien actuellement, l'arrosage est interdit au sud de cette limite fictive (dans le 64) mais autorisée au dessus (dans le 40). Le port du masque est obligatoire dans la partie au sud (côté 64) mais facultatif au nord (côté 40). Si l'agriculteur se blesse en tombant de son tracteur, c'est les secours de Peyrehorade (40) qui doivent intervenir si c'est dans la partie nord, mais ceux de Puyoo (64) si c'est dans la partie sud. Et l'origine de cette situation rocambolesque aujourd'hui .. c'est une crue qui a du survenir il y a plus d'un siècle de ça.

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